Il nous faut comprendre que l'explosion des savoirs entraîne beaucoup d'ignorances. Plus l'on devient compétent et spécialisé dans un domaine, moins l'on englobe la réalité dans ses interdépendances et sa complexité.
Un fumeur ou une fumeuse c'est d'abord un homme ou une femme avec sa subjectivité et ses désirs. Ce ne sont pas des poumons sur pattes ni des cerveaux sans esprit à la seule merci d'hormones messagères.
C'est ainsi que l'on peut comprendre les propos d'Edgar Morin :
« La raréfaction des communications entre sciences naturelles et sciences humaines, la disciplinarité close, la croissance exponentielle des savoirs séparés font que chacun, spécialiste ou non-spécialiste, devient de plus en plus ignorant du savoir existant. Le plus grave est qu’un tel état semble évident et naturel.
« Comme nous vivons l’époque sans doute la plus exaltante pour le progrès de la connaissance, la fécondité des découvertes, l’élucidation des problèmes, nous nous rendons difficilement compte que nos gains inouïs de connaissance se payent en gains inouïs d’ignorance.
« Comme l’Université et la Recherche sont les refuges naturels de la liberté de pensée, tolèrent les déviances et les non-conformismes et permettent les prises de conscience des carences universitaires et scientifiques elles-mêmes, on oublie qu’elles produisent la mutilation su savoir, c’est-à-dire un nouvel obscurantisme.
« Le nouvel obscurantisme, différent de celui qui stagne dans les recoins ignares de la société, descend désormais des sommets de la culture. Il s'accroît au coeur même du savoir, tout en demeurant invisible à la plupart des producteurs de ce savoir, qui croient toujours faire uniquement oeuvre de Lumière. »
Edgar Morin
La méthode 3 - La Connaissance de la Connaissance, Seuil, 1986, p. 13
Mise à jour 14.06.2011
==> Lire aussi cet article de Stéphane Foucart dans Le Monde daté du 04.06.11 sur la fabrication volontaire de l'ignorance par les scientifiques :
L'ignorance : des recettes pour la produire, l'entretenir, la diffuser
Les industriels du tabac - tout autant que Big Pharma - créent délibérément de l'ignorance pour favoriser leurs objectifs commerciaux.
Mise à jour 30.05.2011
==>L'agnotologie est la science de la cultivation de l'ignorance. Le terme a été inventé par l'historien des sciences Robert N. Proctor en 1992.
Proctor est éditeur avec Londa Schiebinger de l'ouvrage collectif Agnotology: The Making & Unmaking of Ignorance, Stanford University Press (2008), ISBN: 9780804759014
Ignorance is often more than just an absence of knowledge; it can also be the outcome of cultural and political struggles. The goal of this volume is to better understand how and why various forms of knowing do not come to be, or have disappeared, or have become invisible.
Eh bien, je crois que c’est la première fois que je vois la complexité –du type de celle théorisée par Edgar Morin-, par delà les sciences humaines et les sciences «dures», mentionnée dans le domaine du tabac.
Mon expérience personnelle, quoique plutôt limitée à celle d’une forme spécifique d’usage du tabac, m’a souvent déçu. En effet, j’ai vu comment la sociologie se limite la plupart du temps à n’être qu’une annexe à la discipline reine qu’est l’épidémiologie. Quant à l’anthropologie, à quelques exceptions majeures près, et dont personne n’a malheureusement cure, elle se résume trop souvent encore à dresser l’histoire de tel ou tel usage du tabac.
Au final, aucune interaction réelle entre savoirs sur la santé et savoirs sur le tabac, aucune friction heuristique.
Kamal Chaouachi
Chercheur de la complexité (socio-anthropologie et tabacologie).
_________
Tout savoir sur le narguilé. Société, culture, histoire et santé. Paris, Maisonneuve et Larose, 2007, 256 pages (couleurs).
Rédigé par : Kamal | 02/04/2007 à 23:59
@ Kamal
Merci de me mentionner vos travaux si intéressants sur le narguilé et la chicha, nouveau cheval de bataille de certains ayatollahs. Je vais en prendre connaissance avec attention.
Dans la même veine, j'ai constaté qu'un des freins à la cessation du tabagisme pour les jeunes était la consommation d'autres produits mélangés avec du tabac et fumés (mention interdite). Eh bien je peux dire sur la base de retours à à un an qu'il n'est pas judicieux de vouloir TOUT INTERDIRE. On peut cesser la consommation quotidienne de tabac sans s'interdire d'autres pratiques culturelles et ralationnelles; l'important est de ne plus fumer ne serait-ce qu'une bouffée de tabac, à cause de la sensibilisation due à la nicotine, sensibilisation irréversible et cause de rechute quasi irrésistible.
"Il faut dans la vie beaucoup de sagesse et un peu de folie" est ma devise personnelle depuis quelques décennies. A vouloir supprimer tout brin de folie, on l'induit dramatiquement. La tabagisme a un rôle éducatif, comme les autres addictions. C'est une initiation lors du passage de l'enfance à l'âge adulte, comme peuvent l'être les scarifications sacrificielles dans les cultures non occidentales.
La complexité ne fait pas recette, car les savoirs qu'elle permet de dégager sont plus flous, plus incertains, moins binaires. Mais réduire la complexité de façon arbitraire est source de violence et non de sagesse. Merci de nous en procurer un exemple radieux.
Rédigé par : Randall | 03/04/2007 à 11:13