Robert Molimard a forgé le néologisme "Tabacologie" puis mis en place la formation médicale à cette discipline en France. Il a eu la gentillesse de répondre aux questions de UnAirNeuf.org.
Robert Molimard (alors fumeur) dans son bureau en 1957
Quelle est la recherche scientifique dont vous êtes le plus fier ?
Voilà une question remarquablement bien posée, car inattendue. On demande en général à un chercheur le bilan de ses travaux. Appliquant la formule aussi populiste qu'inepte
"On n'a pas besoin de chercheurs, on a besoin de trouveurs",
la question qui viendrait logiquement serait donc:
"Qu'avez-vous trouvé dont vous êtes le plus fier ?"
En fait, ce dont je suis assez fier, c'est justement et seulement d'avoir cherché ; dans un terrain aussi vierge, d'avoir au moins tenté d'instituer une véritable recherche scientifique sur le tabac, même si le bilan est un échec total.
Très vite, les premiers morts du SIDA suscitent une mobilisation scientifique sans précédent. Une foule de chercheurs grouille dans les laboratoires du monde entier, en quelques années on découvre le virus. On essaie de diffuser la prévention, mais le préservatif soulève des oppositions idéologiques littéralement criminelles qui mériteraient un procès de Nuremberg. Des médicaments actifs se font jour peu à peu.
Rien de tel pour le tabac. Des morts par millions depuis longtemps. Encore aucune recherche, dans l'indifférence générale. Pas de "Cigactions", pas de "Téléclope" : comment un vieux bronchitique grisâtre, anhélant [1], ramonant longuement ses bronches pour remplir un crachoir sur un plateau pourrait-il susciter compassion et promesses de dons ? On aurait plutôt envie de le cacher.
Deux milliards d'euros gaspillés en France avec la saga bien orchestrée de la grippe A H1N1...
Plus de deux milliards de dollars pour le marché de la nicotine médicamenteuse et 50 euros annuels au fumeur pour qu'il achète aux frais de l'Assurance Maladie ce qui n'est guère plus actif qu'un placebo [2] !
Et l'on fait croire qu'on ne peut s'en passer quand la grande majorité des fumeurs qui arrêtent le font seuls, sans aucun aide.
et même au monde
qui mène des recherches sur le tabac !
- Il est clair qu'un État qui retire 11 milliards d'euros annuels de rentrée fiscales n'a guère d'intérêt à tarir cette manne ;
- Les laboratoires pharmaceutiques n'ont pas intérêt à guérir les fumeurs mais à ce qu'ils mâchouillent des gommes leur vie durant ;
- Les compagnies tabagières non plus, mais au moins ont elles intérêt à chercher à diminuer la dangerosité de leurs produits pour ne pas tuer prématurément leurs meilleurs clients ;
- Reste le malheureux fumeur, qui croit tellement que le tabac est pour lui vital qu'il voit d'un mauvais œil tout ce qui pourrait menacer la branche sur laquelle il est assis.
Non, je n'ai pas trouvé la pierre philosophale. Mais,
- mes échecs à obtenir de rats qu'ils veuillent bien s'administrer de la nicotine ou des extraits de tabac,
- mon travail avec les fumeurs dans mon laboratoire sur la manière dont ils fumaient des cigarettes expérimentales, l'oreille que je leur prêtais en consultation,
- mes lectures, dans la littérature scientifique, du peu de ce qui s'écrivait sur le tabac et des montagnes de travaux sur la seule nicotine, financés par les firmes qui la vendent,
- la transmission aux étudiants de ce que j'avais appris,
tout cela m'a fait acquérir une culture sur le sujet qui me permet d'exprimer des opinions scientifiquement fondées, ce qui peut être considéré comme une découverte. Et je tire fierté d'être décrié par ceux qui n'ont pas encore trouvé comment me contredire.
Quel avenir voyez-vous à la tabacologie médicale, centrée sur la dépendance physique ?
Je ne crois pas du tout qu'un quelconque médicament arrive un jour à régler définitivement un problème de dépendance.
S'il devait être pris "à vie", ce serait évidemment le pactole dont rêvent toutes les firmes pharmaceutiques. Mais il serait aussi ruineux que l'est le tabac, avec le risque que des complications tardives se manifestent.
Un médicament qui supprimerait définitivement le besoin de fumer m'inquièterait car il s'attaquerait à des systèmes de régulation de l'organisme très importants, qui passent par les sensations de manque (et le plaisir qu'apporte leur satisfaction) aussi élémentaires que la faim, la soif, et bien d'autres.
Quant aux vaccins, la nicotine n'est pas antigénique. Il faut la fixer sur des substances que l'organisme considèrera comme étrangères. S'ils nécessitent des rappels fréquents, quelle rente pour les firmes, mais quels seraient les effets nocifs à long terme ? Pour l'instant, ils ne bloquent pas totalement l'arrivée de la nicotine au cerveau. S'ils y parvenaient, bloquerait-elle le besoin de fumer ? Si celui-ci persistait, quelles seraient les conséquences psychologiques de cette "camisole chimique" ? Vers quoi pourrait se tourner celui qui utilise son tabac comme une automédication ?
[À suivre]
Notes
- Respirant de manière saccadée et avec effort (cf. haleter)
- Substance sans principe actif mais qui, en raison de son aspect, peut agir par un mécanisme psychologique sur un sujet croyant prendre une substance thérapeutique
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