Voici le dernier extrait du Petit manuel de Défume de Robert Molimard.
La peur d'arrêter
Le fond de la pensée du fumeur, c'est "Y a t'il une vie après le tabac?". Fumer est ressenti comme VITAL, c'est pourquoi la peur d'arrêter est une peur de MORT. Cette ILLUSION est le plus puissant des obstacles à l'arrêt.
Ce risque est certes une illusion, mais il est perçu comme aussi réel et engendre une peur aussi forte que vos terreurs quand vous appreniez à nager, accroché désespérément au bord de la piscine ou à la perche du maître-nageur, ou quand on a démonté les roulettes de votre petit vélo. Votre affolement à l'idée de couler à pic quand on a enlevé les flotteurs de vos bras. La crise de confiance envers l'adulte qui vous disait ¨ Vas-y, je te tiens... ", et vos accès de panique quand vous n'étiez plus très sûr que sa main touchait la selle.
Je voudrais déjà voir rayer du vocabulaire le mot "Arrêt", quand on parle de tabac. Parce qu'il ressent sa cigarette comme VITALE, un fumeur prend ce mot comme une sentence, un "Arrêt de mort". "La dernière cigarette", accompagnée du verre de rhum, est celle du condamné dans le couloir de la mort, avançant vers le trou sinistre de la guillotine. Le praticien "Anti-tabac" a le costume du bourreau. D'autant que dans cette approche, il n'y a pas le message d'espoir que ne plus fumer est le résultat d'un apprentissage, certes ardu, mais qui permettra de triompher de la difficulté.
Cette illusion est étrange, car avant de commencer à fumer, on vivait pourtant. Cette vie était normale, pleine, riche de plaisirs et d'émotions. On vivait très bien sans cigarette, on n'avait pas l'impression de manquer de quelque chose d'aussi essentiel. Plus encore. Il m'est arrivé personnellement de m'arrêter de fumer pendant une année entière. Au bout de cinq ou six mois je ne pensais plus du tout au tabac. J'avais le sentiment de vivre une vie pleine et normale, sans frustration. Et vlan!…, d'un coup, quelques semaines à peine après avoir repris, lorsque j'en étais à nouveau à mon paquet quotidien, que je commençais sérieusement à regretter de m'être laissé reprendre et tentais d'imaginer comment m'en ressortir, à nouveau cette pensée lancinante: "Comment pourrais-je vivre sans tabac?". Je sortais pourtant d'une expérience m'ayant prouvé que c'était possible.
J'ai longuement analysé dans "La Fume" pourquoi une telle illusion avait une telle force. Tout fumeur sent bien ce que fumer a d'automatique. Après quelques années de tabagisme, on n'en est plus à savourer la cigarette qu'on s'offrait entre copains ou copines avec l'attrait du fruit défendu, le plaisir de la transgression, quand on jouait les affranchis, en cultivant son style dans la complicité du groupe et la chaude ambiance d'une fumée enveloppante. La grande majorité des cigarettes que l'on fume sont désormais sans plaisir, automatiquement allumées, comme autant de pauses, d'arrêts du temps, de virgules dans un discours. Il y a celle du matin, à peine sorti du lit pendant que chantonne la cafetière, aussi automatique que la sonnerie du réveil. Au bureau, "Le téléphone sonne, je prends une cigarette" disent beaucoup de secrétaires. Il y a aussi les bonnes cigarettes, celle de la pause où l'on discute devant la machine à café, la merveilleuse cigarette après le déjeuner avec toujours ce fameux café, qu'on allume après les premières gorgées. Et celle du soir quand on s'installe devant la télé. Mais hormis ces cigarettes bien repérées, combien dans la journée ont été fumées sans qu'on en ait eu vraiment conscience, sans même avoir ressenti le besoin de les prendre, comme si on les avait allumées préventivement, en devançant le manque possible.
= O =
Référence
Petit manuel de Défume - Se reconstruire sans tabac ; Robert Molimard ; Paris, De Borée (2011) ; 6,09 €.
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