Voici trois exemples remarquables de tabacologie à œillères, avec dissimulation ou avec omission. À vous de juger.
Les œillères sont des pièces de cuir attachées à la têtière du cheval ou de l'âne destinées à :
- le protéger des agressions extérieures telles que les coups de fouet ;
- limiter son champ de vision et masquer la réalité autour de lui.
1 - Une liste de méthodes d'arrêt du tabac trompeuse et incongrue
Le premier exemple d'œillères fâcheuses nous est offert par un des leaders d'opinion en tabacologie au Royaume-Uni : M. Robert West. La liste de ses liens d'intérêt avec les firmes actives sur le marché des remèdes au tabagisme est longue comme le Bottin Mondain :
- Pfizer (Champix),
- Johnson&Johnson McNeil (Nicorette),
- GlaxoSmithKline (Zyban, Niquitin, etc.),
- Nabi (vaccin anti-nicotine),
- Novartis (NicoDerm, Nicotinell),
- Sanofi-Aventis (Rimonabant ?) en fait partie aussi,
- etc., cette liste n'est pas limitative...
Pour certains, plus un expert a de liens d'intérêt, plus il serait compétent pour dire la science. Nous allons voir qu'au contraire ces liens rendent incompétent (et subjectif et souvent malhonnête).
Son étude analyse un rapport sur l'arrêt du tabac [1], similaire au Tableau de bord Tabac de l'OFDT en France, rapport financé - la précision a son importance - par Cancer Research UK, et les firmes Pfizer et GlaxoSmithKline. On peut donc considérer cette communication mixant public et privé comme un outil de propagande institutionnelle et de promotion commerciale.
Dans le questionnaire de février 2010 était posée la question :
"Lesquels, le cas échéant, des moyens suivants avez vous essayés pour vous aider lors de votre dernière tentative sérieuse d'arrêter de fumer" (cocher tous ceux qui s'appliquent svp). Suit une longue liste de choix possibles :
- Substituts nicotiniques (timbre, gomme, inhaleur) sans ordonnance
- Substituts nicotiniques avec prescription médicale ou délivrés par un professionnel de santé
- Zyban (bupropion)
- Champix (varénicline)
- Participation à un groupe d'aide à l'arrêt avec un centre de tabacologie médicale NHS
- Participation à un groupe d'aide à l'arrêt dans un centre non médical
- Participation à une ou plusieurs consultations individualisées d'aide à l'arrêt dans un centre de tabacologie médicale NHS
- Participation à une ou plusieurs consultations individualisées d'aide à l'arrêt dans un centre non médical de tabacologie
- Appel au service équivalent à Tabac Info Service du National Health Service
- Appel à un autre service téléphonique d'aide à l'arrêt
- Participation à un groupe d'aide à l'arrêt dans un centre Allen Carr
- Lecture d'un livre d'Allen Carr
- Lecture d'un autre ouvrage ou fascicule
- Consultation du site internet de Tabac Info Service
- Consultation d'un autre site internet d'aide à l'arrêt
- Séance d'hypnose
- Séance d'acupuncture
- Je ne sais pas
- Arrêt franc ("Nothing")
- Autre
Comme le signale Michael Siegel qui a publié une critique des biais trompeurs de ce rapport [2], cette présentation entourloupe. La fréquence des réponses l'année précédente décroit en effet comme suit :
- Arrêt franc : 46,4 % des réponses
- Substituts nicotiniques sans ordonnance : 29,3 %
- Champix (varenicline) : 18,5 %
- etc.
Il eut été logique et honnête de proposer l'arrêt franc en premier lieu et non en dernière proposition, puisqu'il serait le plus fréquent comme stratégie d'arrêt durable du tabagisme. Au contraire, les responsables de cette enquête nous proposent dix huit choix possibles avant de terminer, comme en désespoir de cause, par un laconique "Rien", représentant à lui tout seul plus de cas que toutes les options précédentes. Ceci contribue à réduire les réponses pour cette ultime - et donc a priori minime et minable - possibilité. Est-ce une manipulation induite par l'influence des financeurs industriels ?
Dire que ce sont des tabacologues de la trempe de Robert West qui vont animer des sessions sur la rigueur scientifique au prochain rassemblement annuel de tabacologie médicale en France : il y a de quoi pleurer (ou avoir peur, c'est selon). Patascience.
2 - Les patchs ne gagnent pas le match (bis repetita)
De cette patascience en blouse blanche, résulte une perte de chance pour les fumeurs. Dans cette analyse,
- d'une enquête financée par l'industrie,
- sur des données donc sous contrôle des mêmes industries pharmaceutiques,
- rédigée par un dealer d'opinion intensivement lié à Big Pharma,
que découvre t-on ?
*** R É V É L A T I O N ***
La nicotine pharmaceutique en vente libre n'améliore pas les chances d'abstinence durable, au contraire : l'arrêt franc est plus efficace.
Suivant la démarche utilisée, en prenant l'arrêt franc (sans aide) comme référence, les probabilités de réussite s'élèvent à :
Arrêt franc (référence) | 1 |
Palliatifs de nicotine sans ordonnance >> |
0,97 |
Prescription de médicaments | 1,73 |
Soutien d'un tabacologue médical | 3,53 |
La différence (3 %) est ténue et probablement non significative statistiquement. Avec certitude cependant, il s'avère FAUX d'alléguer que le recours à des palliatifs pharmaceutiques de nicotine ("substituts") améliore la probabilité de succès. D'ailleurs ceci a été confirmé par une autre étude, américaine, dont nous reparlerons ultérieurement. La preuve est faite :
*** Fumeurs, on vous nicoti-nique ! ***
Même si la médecine et la pharmacie n'ont rien de mieux à vous proposer, ces gri-gris sont inutiles. Les patchs ne gagnent pas le match : nous l'avions documenté en avril 2007, à partir de nos constats de terrain (dans la vraie vie, pas avec des cobayes sélectionnés et bichonnés pour optimiser les résultats attendus) et suite à plusieurs études aux USA. Il en est de même donc au Royaume-Uni, pays où l'on n'a pas mégoté pour encourager les aides à l'arrêt du tabac.
3 - Une lacune stupéfiante
Il n'y a pas qu'outre-Manche que les tabacologues patentés ont un champ de vision réduit : en France aussi. Le très sérieux et très institutionnel Rapport national ITC France, visant à évaluer les effets des politiques nationales de lutte antitabac menées dans le cadre de la Convention cadre pour la lutte antitabac (CCLAT), sous l'égide de :
-
l'Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Romain Guignard & al., INPES),
-
de l'Institut national du cancer (INCa),
-
avec une préface du Ministre français en charge de la Santé,
vient de présenter les résultats de sa deuxième vague d'enquête (octobre 2011) [3].
Nous y trouvons une mine d'informations intéressantes, dont une évaluation des aides médicales pour le sevrage tabagique.
Lors de la deuxième vague d'enquête, 68 % de ceux qui avaient cessé le tabagisme (n = 110) avaient consulté un médecin ou un professionnel de santé au cours des six mois précédents. Lors de la consultation, ces anciens fumeurs ont éventuellement bénéficié des formes d’aide suivantes :
Service du professionnel de santé |
Satisfaction |
47 % ont reçu un encouragement ou un soutien pour la cessation du tabagisme |
63 % disent que cela leur a été utile |
14 % ont reçu une ordonnance pour des médicaments d’aide au sevrage | ??? |
13 % ont reçu une brochure sur la manière de ne pas recommencer à fumer | 69 % disent que cela leur a été utile |
10 % ont reçu une aide supplémentaire ou ont été orientés vers un autre service pour les aider à ne pas reprendre | 100 % disent que cela leur a été utile |
Il n’y a pas une lacune qui vous choque ? Contrairement à toutes les autres formes aides, l'utilité de la prescription de médicaments d'aide au sevrage n’a pas été évaluée.
On ne saura donc pas dans quelle mesure ces traitements ont éventuellement donné satisfaction aux anciens fumeurs. Mensonge par omission ? Nous avons demandé au principal auteur du rapport la raison de cette absence surprenante. Il nous a - gentiment et rapidement certes - répondu que la satisfaction des anciens fumeurs sur leur prescription médicamenteuse n'a pas été incluse dans l'enquête ! Cette lacune est stupéfiante :
- Serait-il était incongru d'évaluer l'utilité de traitements pharmaceutiques prescrits par des médecins ?
- Serait-il incongru d'apprécier la balance entre les bénéfices et les risques (effets secondaires) ?
Omission volontaire ? Auto-censure inconsciente ? Tabou ? Le plus grave ici est le schéma mental des responsables de l'enquête : la mise en cause de l'utilité d'un acte medical dévalué est inimaginable. La compréhension du tabagisme est bornée par les œillères dues aux liens d'intérêt entre tabacologues médicaux et firmes industrielles proposant des gri-gris médicamenteux.
Références
-
Smoking and Smoking Cessation in England 2010: Findings from the Smoking Toolkit Study,
West R, Fidler J (2011) - Smoking and Smoking Cessation in England 2010. London: Vasco-Graphics.
Financé avec la participation des firmes pharmaceutiques Pfizer, GlaxoSmithKline et Johnson and Johnson. The Smoking Toolkit Study est consultable ici -
Bias Against Cold Turkey Quitting is Apparent in Literature; Possibly Influenced by Financial Conflicts of Interest?
The Rest of the Story: Tobacco News Analysis and Commentary, 03.11.2011 -
Rapport national ITC France ; Université de Waterloo, Waterloo, Ontario, Canada ; Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Romain Guignard & al., INPES), Institut national du cancer (INCa), Paris, France. Résultats de la deuxième vague - Octobre 2011
La première vague de l’enquête ITC en France s’est déroulée de décembre 2006 à février 2007, avant l’entrée en vigueur de la première étape de l’interdiction de fumer.
Par une procédure de composition aléatoire des numéros de téléphone, 1 735 fumeurs et 525 non-fumeurs adultes ont été contactés et interrogés. Les répondants ont ensuite été recontactés après l’application de la deuxième phase de l’interdiction de fumer, entre septembre et novembre 2008, pour déterminer et évaluer, entre autres, l’impact des deux étapes de l’interdiction de fumer. Les répondants de la première vague « perdus de vue » ont été remplacés par de nouveaux participants sélectionnés de manière aléatoire afin de conserver la taille de chacun des échantillons de fumeurs et de non-fumeurs (échantillon de remplacement de la deuxième vague : 473 fumeurs et 101 non-fumeurs).
Pour la deuxième vague, l’échantillon comportait 1 540 fumeurs, 515 non-fumeurs et 164 ex-fumeurs (répondants se déclarant fumeurs lors de la première vague, puis devenus non-fumeurs lors de la deuxième).
Entre les deux vagues de l’enquête, plusieurs autres mesures de lutte contre le tabagisme ont été mises en place en France. En février 2007, a été introduit le remboursement des médicaments d’aide à l’arrêt (substituts nicotiniques et varénicline) à hauteur de 50 euros par an par fumeur. En août 2007, le prix du paquet de 20 cigarettes le plus vendu a augmenté de 0,30 euro par paquet (passant de 5 euros à 5,30 euros), et le prix du paquet de tabac à rouler le plus vendu a augmenté de 0,50 euro (passant de 5,50 euros à 6 euros).
Le premier rapport national ITC France ainsi que les principaux résultats ont été publiés en février 2009.
Le présent rapport fournit une évaluation plus complète des dernières politiques de lutte contre le tabagisme en France 18 mois environ après l’interdiction de fumer à l’intérieur des lieux publics, dans les transports publics et sur les lieux de travail, et 8 mois après l’interdiction de fumer dans les lieux de convivialité.
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