Au bistrot des Canettes, l'affaire est devenue stratégique
"Chez Georges", 11 rue des Canettes à Paris est une institution de Saint Germain des Prés depuis cinquante ans. On y sirote des "canettes" de Sancerre et des Brouilly de vignerons à qui la patronne est fidèle depuis des années. Nous y sommes passé à l'occasion d'une exposition de photos d'Arthur Faury … au Kirghizistan à la rencontre des nomades [1]. L'heure de l'apéro aprochant, l'ambiance au zinc est sympathique. Notre oreille s'est tendue quand un groupe de piliers de bistrot se mit à disserter sur la cigarette électronique. Un fumeur - vantard - affirmait qu'il s'en passerait bien, de toute façon il allait bientôt arrêter de fumer. Refrain connu.
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Nicolette, patrone de “Chez Georges”
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Affiche expo d'Arthur Faury
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Tant que la cigarette électronique est restée un gadget de "geeks" échevelés, sa concurrence ne prêtait pas à conséquence pour les fabricants des palliatifs pharmaceutiques de nicotine. L'ANSM (ex. Afssaps), le bras armé de ces derniers en France, en a tout juste déconseillé l'utilisation, sans trop forcer le trait [2]. Mais si l'on en parle au bistrot rue des Canettes, c'est que l'affaire est devenue stratégique !
Un premier dossier d'homologation en Angleterre
Il semble que les choses soient en train de s'accélérer. Le forum-ecigarette titrait le 28 janvier dernier La cigarette électronique médicalement reconnue ???
CN Creative une société de Manchester (UK) proposant des solutions pour réduire le tabagisme et commercialisant Intellicig a obtenu un financement d’un montant de 2 millions de livres (2,4 millions d'euros) du fond d’investissement Advent Life Sciences [3]. CN Creative a l'intention d'utiliser cet argent pour finaliser le développement de la cigarette électronique avec nicotine Nicadex ™ dans le cadre de services d'aide à l'arrêt du tabac. La société a l'intention de déposer dès 2012 une demande d'agrément au Royaume Uni, puis des dépôts règlementaires aux Etats-Unis et dans le reste du monde par la suite.
Si le dossier est accepté, les tabacologues du UK National Health Service auront la possibilité de recommander ce dispositif aux fumeurs, avec leur accompagnement vers l'arrêt du tabac. Après vingt ans de recommandation de produits aussi inefficaces qu'inutiles, une nouvelle baisse de la prévalence du tabagisme sera bienvenue.
Un marché mondialisé : Pfizer favori logique
CN Creative annonce avoir l'intention de déposer un agrément aux Etats-Unis et dans le monde par la suite. Le marché est mondial, les coûts de production aussi minimes que les marges élevées : il n'est pas besoin d'être grand clerc pour imaginer que les majors de l'industrie pharmaceutique auront mis la main sur la licence de commercialisation avant. D'ailleurs Advent Life Sciences a déjà opéré de tels transferts de droits commerciaux avec Pfizer et GlaxoSmithKline (GSK) : la voie est tracée.
Nous avons l'intuition que le rachat de la licence se jouera entre ces deux géants de la pharmacie. GSK, leader sur l'offre de gommes de nicotine, hautement rentable et en croissance continue [4] n'a pas intérêt à cannibaliser son marché. Nous penchons plutôt pour une acquisition des droits de commercialisation par Pfizer dont le Champix° a dégazé et qui n'a pas d'alternative à proposer aux fumeurs.
Il y a une manne financière colossale à récolter
Luxylux, l'un des forumeurs réagit à cette annonce :
C'est irresponsable, mais l'objectif, c'est pas d'être responsable, c'est de mettre la main sur un marché au potentiel financier énorme. C'est l'opportunisme en marche. Ils vont mettre la main sur le marché de la ecig "jetable", d'entrée de gamme, avec cartouches "ready to use", parce que il y a une manne financière colossale à se faire.
Ils vont infantiliser les fumeurs avec des prescriptions sur ordonnance, probablement suivis dans le sevrage… donc un gros business bien juteux pour les pharmacies sur la vente des produits et sur les services pour les futurs e-tabacologues (Psys ratés en gros). J'espère qu'ils expliqueront de ne pas tirer à sec sur les cartouches à bourre coton.
Pour sevrer ensuite les ex-fumeurs de la nicotine, je vois bien le Do It Yourself ["DIY" dans le jargon geek] devenir un marché aussi sous contrôle avec suivi dans le dosage dégressif en faveur d'une bande de charlatans qui vont se sucrer sur le dos de l'infantilisation des masses. Il y a une seule alternative à cela : avoir un cerveau en état de marche et arrêter d'attendre et de déléguer à des personnes incompétentes depuis des décennies de faire le travail cérébral que chacun doit faire par lui-même.
Une fois le pognon empoché et les études faites, ce seront les États et de grosses OPA qui vont s'occuper de transférer les inconvénients financiers pour le consommateur de la cigarette sur la ecig.
Luxylux n'a sans doute pas tort. Déjà par le passé, Philip Morris (Marlboro) avait mis la main sur le premier fabricant historique, le chinois Ruyan [5], probablement dans une visée défensive.
Toucher aux milliards de dollars de chiffre d'affaire des fabricants de cigarette et des fabricants de nicotine pharmaceutique ne laissera pas les États indifférents. La bataille pour capter les revenus grâce à la dépendance au tabagisme ne fait que commencer ! Dans la gamme des options pour taxer les pauvres, la nicotine a remplacé le sel et la gabelle.
Et les firmes pharmaceutiques commercialisant une nicotine médicamenteuse désormais reconnue inefficace se doivent de reprendre la contrôle d'une manne risquant de leur échapper.
Homologation par les autorités de santé : ce n'est pas gagné
Maintenir le monopole de fait de la nicotine ne sera pas aisé pour Big Pharma. Il faut d'abord que le dossier d'homologation montre qu'effectivement la cigarette électronique combinée à l'assistance (+ la pression + la stigmatisation) de professionnels en blouse blanche permet l'abstinence durable du tabac. Certains professeurs de médecine en doutent, arguant que la gestuelle est maintenue.
Nous pensons aussi que d'autres obstacles vont se révéler. En voici quelques uns :
1 - L'acheteur de cigarette électronique actuel consomme pour son plaisir, pas forcément avec l'intention de s'abstenir définitivement de tout apport de nicotine. Cigarette occasionnelle, plaisir du "hit" dans la gorge, etc. seront des facteurs empêchant cette abstinence totale de nicotine.
2 - L'acheteur actuel de cigarette électronique n'est pas choqué à l'idée de vapoter durablement. Certains reconnaissent qu'ils sont dépendants de leur vapotage, qui les protège de la rechute dans le tabagisme. Il va se poser la question du transfert d'une dépendance à la nicotine (en tout cas réputée comme telle) via la fumée de tabac, à la dépendance au vapotage : est-ce acceptable par les autorités de santé ? Peut-on conseiller un produit dont on sait qu'il peut induire une dépendance durable ?
3 - La politique actuelle du "Quit or die", c'est-à-dire le refus catégorique de toute option de réduction du risque, va t'elle persister ? Les zélotes anti-fumeurs – qui ont bâti leur carrière sur l'acharnement anti-tabac – vont-ils accepter de déroger à leur sacro-saint (et stigmatisant) principe ? La conversion à un nouveau dogme sera déchirante.
4 - Le facteur Prix ; actuellement, une cigarette électronique jetable de qualité est vendue 4,00 € sur internet (moins cher qu'un paquet de Marlboro). Introduire une cigarette électronique labélisée "Médicament" va coûter des millions, des centaines de millions d'investissement marketing, pour :
- les diverses incitations à prévoir pour les médecins leader d'opinion, avides de financement de leur service et de leurs interventions médiatiques,
- "formatter" les médecins lors de séances de formation continue avec diner chic à la clé,
- la promotion sur le lieu de vente en officine,
- la publicité dans la presse médicale, à la télévision, sur les quais de gare,
- etc.
Pour rentabiliser ces coûts, l'offre labélisée pharmaceutique sera deux à cinq fois plus chère que les produits non labélisés. Si quelques produits bien standardisés, normés, contrôlés finissent sur les gondoles des officines, ces cigarettes électroniques d'entrée de gamme seront chères à l'usage et moins 'fun' que la floraison permanente de modèles et d'arômes dont les vapoteurs sont friands. Que feront les fumeurs ? L'histoire nous le dira.
5 - Enfin, "last but not least", la prise en charge de l'arrêt du tabac et sa formation vont être bouleversées de fond en comble. Soyons clair : les résultats remarquables de la ecig dans l'arrêt du tabagisme ne doivent rien aux tabacologues. Pas évident de se rendre utile à quelqu'un qui peut se débrouiller tout seul pour, au minimum, réduire ses risques. Pas évident de proposer ses services, mêmes gratuits, quand ils sont superfétatoires à un produit en vente libre.
« On ne peut pas recommander, encore, aux gens d’utiliser ce produit-là »
Nous avons noté une inflexion dans les discours récents des tabacologues sur la question. Par exemple, les propos de Dr Borgne durant le marronnier de l'émission Allô Docteurs sur France5 le 4 janvier dernier se révèlent ambigus [6] :
« La cigarette électronique n'est pas vendue en pharmacie, n'a pas eu d'autorisation de mise sur le marché comme un médicament et c'est vendu surtout sur internet.
« Quand on parle de LA cigarette électronique, en fait c'est LES cigarettes électroniques parce qu'il y a plein de modèles dont on ne sait pas très bien quelle quantité de nicotine...
« Et, et, une question qui n'est pas résolue sur le gaz propulseur, qui amène la... On se demande un peu ce que ça fait, donc il faut attendre le résultat des études, qui sont en cours. »
Ce sont surtout des réticences de forme, de présentation, et non de fonction. Quand on aura simplifié l'offre, qu'elle aura été qualifiée suivant les normes habituelles de l'industrie pharmaceutique, interdite de distribution sur internet, "pourquoi pas alors ?" peut-on penser.
De même, dans sa récente interview à la télévision suisse [7], le tabacologue J-F. Etter affirmait en conclusion (nous soulignons) :
« On ne peut pas recommander encore aux gens d’utiliser ce produit-là, à l’exception peut-être des gens qui l’utilisent déjà et qui craindraient de recommencer à fumer s’ils arrêtaient la cigarette électronique. »
Encore ? Ce "encore" nous avait échappé, et peut-être à vous aussi : il n'est pas anodin. Les tabacologues sont dorénavant incités à retourner leur veste et à reconnaitre que la cigarette électronique est un "palliatif" recommandable au tabagisme. Voila qui sera une bonne nouvelle pour tous ceux à qui des professionnels de santé font avaler des couleuvres depuis 20 ans !
Il semble en tout cas probable que le dynamisme entrepreneurial autour de la cigarette électronique s'amplifie dans les mois et années qui viennent. Une segmentation du marché se produit déjà : l'arrivée d'une offre pharmaceutique sera une opportunité de croissance aussi pour les nombreux modèles de moyenne et haut de gamme.
Références
- Arthur Faury, Je vais faire un tour… au Kirghizistan à la rencontre des nomades (exposition jusqu'au 29 férier 2012).
- L'avis de l'Afssaps sur la cigarette electronique : (1) une manipulation de l'opinion ; peu contraignant, cet avis peut être interprété comme une ouverture vers les produits pharmaceutiques.
- Cf. CN Creative Raises Series A Funding to Develop First Medically Approved Electronic Inhaler Nicotine Replacement Therapy for Smoking Cessation
- Nous avions trouvé bizarre que Pfizer subventionne une conférence sur la cigarette électronique à Clermont-Ferrand. Il se pourrait que le recyclage des tabacocologues soit déjà entamé… Pas sûr que les distributeurs de cigarette électronique aient intérêt à y contribuer pour ensuite se faire traiter d'amateurs (puisque non-médecins) !
- Inhaleur Ruyan Made in China
- Cf. la transcription qu'UnAirNeuf.org en a faite (à la fin) Allô Docteurs, ou Anne Borgne au pays des merveilles tabacologiques
- Interview sur la cigarette électronique à la Télévision Suisse Romande du tabacologue Jean-François Etter
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