La Haute Autorité de Santé s’apprête à réviser la recommandation de l’Afssaps de 2003 sur les stratégies d’aide à l’arrêt du tabac. Dans une lettre au Président de la HAS adressée le 27 juin 2012 au nom de l’association Formindep, le Pr MOLIMARD résume les connaissances sur l’effet réel de la nicotine chez les fumeurs, testament scientifique de celui qui a fondé la tabacologie et ses enseignements en France. Avec leur accord, UnAirNeuf.org en publie trois extraits.
Les références indiquées sont celles de la lettre que nous vous invitons à lire dans son intégralité jusqu’à la conclusion déconcertante que nous avons déjà publiée (cf. note 1).
Le mythe de l’addiction à la nicotine
Ove Fernö, un chimiste suédois de la firme LEO, raconte dans une interview la saga de la mise au point de la gomme à la nicotine, de 1967 au brevet en 1978 [3]. D’après son auto-observation, il avait la conviction que la nicotine était le facteur de la dépendance au tabac. Pourtant l’équipe de Russell à Londres se posait déjà des questions à ce sujet [4]. En fait, de simples observations pouvaient déjà mettre en doute que la nicotine seule puisse expliquer la puissante dépendance au tabac :
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Habituellement, lorsqu’un chimiste isole d’une plante addictive une molécule active, les toxicomanes s’en emparent rapidement (morphine de l’opium, cocaïne de la feuille de coca, tétrahydrocannabinol du cannabis, etc.).
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Nous connaissons la nicotine depuis un siècle et demi, extraite, synthétisée. Utilisée comme insecticide, nous n’avons aucune observation de son utilisation à visée toxicomaniaque.
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Dans les périodes de guerre où le tabac était rare et contingenté, nous n’avons aucune observation d’ajout de nicotine à des cigarettes de feuilles diverses, armoise, noyer etc. utilisées comme substituts du tabac.
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Dans les mêmes conditions, aucun trafic de nicotine n’a été relaté.
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La nicotine pure peut être obtenue de firmes chimiques (Fluka) à 440 € le litre, ce qui pour 1 € correspond à ce qu’apporteraient 143 paquets de cigarettes. Aucune "drogue" n’est accessible à un prix aussi bas.
La nicotine est-elle addictive ?
On peut noter qu’il n’existe aucun exemple d’utilisation première de la nicotine seule comme "drogue", alors que les toxicomanes sont prompts à adopter les molécules purifiées extraites des plantes dont ils sont dépendants.
La seule éventualité est celle de la persistance d’une addiction résiduelle à la seule nicotine, induite chez les ex-fumeurs par l’usage antérieur du tabac :
- Bien qu’elle ait été depuis longtemps disponible comme insecticide, nous n’avons pas d’exemple d’utilisation de la nicotine en remplacement dans des périodes de pénurie de tabac.
- Dans des premières études sur la gomme à la nicotine contre une gomme placebo, le pourcentage de sujets ayant arrêté de fumer qui continuent à mâcher la gomme au bout d’un an est pratiquement identique, qu’il s’agisse de gomme active ou placebo, respectivement 44 % et 42 %. Deux facteurs peuvent être invoqués pour expliquer un pourcentage aussi élevé dans les deux groupes :
1 - Un tic masticatoire.
2 - La peur de reprendre une cigarette à l’arrêt de la gomme.
- Le pourcentage d’utilisation prolongée de substituts nicotiniques chez d’anciens fumeurs antérieurement très dépendants du tabac est faible et discutable. Au bout d’un an, 6 % seulement continuaient à utiliser la gomme [13].
Une étude de 2007 confirme la faiblesse de ces utilisations prolongées. Sur 1 518 patients, 76 (5 %) seulement continuaient à utiliser la nicotine au bout d’un an, dont 2 % des utilisateurs de patches, 7 % de comprimés sublinguaux, 8 % de losanges, 8 % d’inhaleurs, 9 % de gommes, et 13 % de spray nasaux [14]. Les sujets très dépendants du tabac ne manifestent donc pas une forte addiction à la nicotine, comme le montre le très petit pourcentage d’utilisateurs prolongés de patches. Lorsqu’une stimulation sensorielle est associée, ce pourcentage augmente, mais reste très en deçà de ce qu’on aurait été en droit d’attendre de la substitution de l’usage addictif d’une plante par sa molécule active seule. Au contraire, la molécule active est beaucoup plus addictive en général que la plante originelle et en supplante même souvent l’usage.
Le rapport "Nicotine Addiction"
Ce rapport [8], base de tout le développement de l’histoire des "substituts nicotiniques", est basé sur un syllogisme :
Prémisse 1 : Le tabac cause une puissante dépendance ;
Prémisse 2 : Le tabac contient la nicotine, poison neurotrope rare dans les autres plantes ;
Conclusion : La nicotine est responsable de la dépendance au tabac.
Mais il s’agit en fait d’un pur sophisme. Le tabac contient tellement d’autres substances, qui peuvent agir en synergie, éventuellement avec la nicotine, qu’on ne peut tirer une telle conclusion. D’ailleurs, dans cet énorme ouvrage aux 3 200 références, on chercherait en vain un seul article montrant que l’homme peut être dépendant de la seule nicotine. Par contre, le chapitre « Traitement » se focalise d’emblée sur la « Nicotine replacement therapy ». Or on ne disposait alors d’aucun recul sur l’efficacité de ce nouveau traitement, car la FDA venait seulement d’approuver la mise sur le marché de la gomme à 2 mg.
Mais l’affaire était lancée. Le « Test de Dépendance à la Nicotine », mis au point par Karl Fagerström, était universellement diffusé, y compris dans les recommandations 2003 de l’AFSSAPS [9]. Il a largement contribué à implanter l’idée que la dépendance au tabac était une dépendance à la nicotine. Cela justifiait de traiter avec un médicament qui, tout en satisfaisant le besoin du fumeur, n’avait aucun des dangers de la cigarette.
Pourtant il s’agit d’un abus sémantique manifeste car aucun des 6 items du test de Fagerström ne fait référence à la nicotine. Dans le premier test à 8 items un seul, retiré ultérieurement comme sans pertinence, se référait au rendement en nicotine des cigarettes. Une étude factorielle montrait vite que l’essentiel de la variance était expliquée par deux facteurs orthogonaux :
1 - la précocité de la première cigarette de la journée et
2 - le nombre de cigarettes fumées quotidiennement [10].
Il s’agit donc uniquement d’un test de dépendance à la cigarette. C’est ce que Fagerström lui-même, en rupture avec ses sponsors, finit par reconnaître après des années d’intoxication des esprits, en demandant que l'appellation de son test soit changée [11].
Pr Robert MOLIMARD, 27.06.2012
Commentaire
Il est préférable que la prévention du tabagisme soit basée sur les données scientifiques plutôt que sur la propagande marketing des marchands de nicotine. S’il ne fait pas de doute que la nicotine est un composant essentiel de l'instauration de la dépendance au tabagisme, elle n’est pas le seul. La médiocrité des approches médicales est causée par une focalisation excessive – maniaque - sur un facteur qui n’est finalement pas prépondérant.
Note
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